Vous savez, quand on est mort, les besoins physiques ne sont plus un problème. Boire, dormir, manger, ça n'a plus aucun sens. Après tout, la plupart de ceux qui étaient coincés de l'Autre Côté préféraient passer leur temps à maudire le destin, le manque de temps qui leur était destiné pour pouvoir explorer toutes les facettes de leur pitoyable vie plutôt que de se préoccuper de l'absence de nourriture ou de foyer. Pour moi qui ai été un incorrigible gourmand, c'était assez étrange. Un peu triste, peut-être. Je nie pas avoir, comme la majorité des défunts, ressassé banalement les évènements de ma mort. Une mort à laquelle je ne m'attendais pas vraiment, puisque j'avais été certain d'avoir toutes les cartes en main. Mon sourire n'avait pas été longtemps enfoui sous les méandres de la déception, imaginant délicieusement le supplice que devrait lui infliger le long sommeil de son Elena au profit de la petite sorcière. Je le faisais souffrir, même en étant mort, et c'était là la plus douce des satisfactions.

Mais je n'étais pas en train de me diriger vers le Mystic Grill pour torturer un Damon, une fois de plus. Non, j'étais là pour remplir mon estomac vide depuis bien trop longtemps. En fait, je n'avais pas mangé depuis ma transformation en hérétique, alors je me tâtais encore quant à savoir si les aliments auraient un goût ou non. Mes paumes se pressèrent contre la porte du bar-restaurant et, une fois à l'intérieur, je pris place sur une table libre, regardant avec avidité tous les délicieux plats à ma portée. Était-il utile de préciser que je n'avais pas l'ombre d'un billet ? Ça n'avait jamais posé un problème pour moi. Après tout, je pouvais faire taire n'importe qui, d'une façon étrangement illégale. Alors que j'étais encore en train de me demander si je choisirais une énorme pizza ou une cuisse de poulet, j'entendis une voix féminine crier mon nom, et je levais les yeux pour apercevoir une blondinette bien connue.

« Luna ! Quelle surprise. »

J'avais allongé la première syllabe de son nom comme j'avais l'habitude de le faire. Un sourire se dessina sur mes lèvres, en écho au sien. Les occasions se faisaient rare de voir quelqu'un s'approcher de moi avec un air joyeux ; il faut dire que je n'étais pas le parfait modèle du jeune gentil et agréable à vivre, surtout avec cette demoiselle que je prenais un malin plaisir à embêter. Mais je n'allais pas cracher sur un peu de sociabilité, surtout que j'adorais lui chercher des noises. Je tapotais le rebord de ma table avec un air faussement impatient.

« J'attends que quelqu'un prenne ma commande. J'ai faim et toi, tu ne voudrais certainement pas faire attendre un ami dans le besoin, non ? »

On pouvait toujours compter sur moi pour tenter par tous les moyens d'obtenir ce que je voulais, toujours plus rapidement. D'ailleurs, j'avais bel et bien l'intention de faire payer mon repas à quelqu'un d'autre, et il se pourrait bien que la jolie blonde soit la victime de ma fourberie.

 

Un petit rire s'échappa de ma gorge à ses paroles. Je n'ai jamais réellement vu la gourmandise comme un vilain défaut, bien que la plupart des gens s'amusent à répéter cette expression sans queue ni tête. Pourquoi donc manger ce qu'on veut, quand on le veut serait-il un défaut ? J'allais lui répondre franchement que je n'avais pas un sou sur moi lorsqu'elle prit les devants, m'assurant un repas gratuit contre sa compagnie à ma table. Et comme je n'étais pas d'un naturel égoïste, je n'allais certainement pas permettre à une jolie demoiselle de rester seule pour sa pause. Quoi, ce n'est pas crédible ? Ce n'est pas comme si j'étais un pauvre type aux agissements immoraux et profondément sociopathe ? Cela dit, Luna ne semblait jamais craintive de moi, ce qui, bien évidemment, pourrait s'arranger lorsque je le désirerais. Je peux être très effrayant, croyez-moi. Je vous aurais bien dit d'aller voir mes ennemis, mais je crains qu'ils ne soient pour la majorité d'entre eux déjà morts. Oups.

« Wouh ! Proposition alléchante. J'accepte ton marché, honey. »

D'un air insouciant, j'ai entouré un plat sur le menu avec un feutre que je venais de sortir de ma poche, et qui y était resté depuis bien longtemps. En fait, je crois qu'il datait de ma désagréable expérience dans le monde prison, où je l'avais pris lorsque j'avais eu l'ennuyante idée d'écrire tout ce qui me passait par la tête sur tout ce qui me tombait sous la main. Lorsqu'on est seul, y'a pas trente-six moyens de se divertir, et on en vient vite à bout. Bref, tout cela pour dire que j'avais opté pour une énorme pizza, qui ne manquait pas de me faire saliver à chaque fois que mon esprit dérivait dessus. Après lui avoir tendu la carte, complètement indifférent à l'avoir peut-être rendue inutilisable par cette trace indélébile, je me suis saisi du dossier de la chaise voisine à la mienne avant de le pousser pour qu'elle puisse s'asseoir et ma main est venue taper doucement le siège de la chaise.

« Je n'attends plus que toi. Et mon repas. »

Un grand sourire enfantin barrait mon visage d'une moue mutine. On aurait presque pu me comparer à un farfadet, parce qu'en plus d'être rusé, je ne l'étais pas pour les bonnes raisons. Enfin, ce n'est pas comme si je m'en sentais coupable ; après tout, grâce à cela, je gagnais la bonne compagnie d'une serveuse un peu naïve mais distrayante et une bonne pizza gratuite. D'une pierre deux coups. Et en plus je gagnais le droit de l'embêter à domicile, sans que ce soit moi qui en fasse la démarche. J'arrivais à avoir ce que je voulais, sans le demander. Elle est pas belle la vie ?

 

Je souris en voyant sa réaction suite au coup de feutre sur le menu. Si elle n'a pas apprécié, elle ne l'a pas dis ; une des choses que j'aimais bien chez elle. C'était peut-être fourbe mais je profitais sans m'en cacher de sa gentillesse et elle ne trouvait jamais rien à y redire. C'était une sorte d'accord tacite entre nous. Je n'étais pas non plus du genre foncièrement méchant avec elle ; j'aimais simplement la taquiner, frôler ses limites sans jamais les dépasser. Elle ne s'en rendait certainement pas compte mais en sacrifiant de son argent à mon profit, elle sauvait la vie de quelques serveurs et cuisiniers qui l'embauchaient. Malgré toutes mes tentatives, jamais son sourire radieux ne disparaissait de son visage, comme si elle était perpétuellement coincée dans un monde euphorique ou rien de mal ne pouvait lui arriver. Quelques fois il m'arrivait de désirer lui casser cette bulle de bonheur, la voir avec délice affronter la réalité de la vie mais je ne le faisais jamais, pour une raison que j'ignorais. Peut-être une parcelle de la volonté de Luke qui persistait, ou une faiblesse de moi-même.

Elle revint au bout d'une demi-heure, déposant devant moi une pizza dont l'odeur envahissait délicieusement mes narines avant de s'asseoir à mes côtés. Autant vous dire que je ne l'avais pas attendue pour prendre ma première bouchée et c'est la bouche pleine que je lui ai répondu, sans aucune gêne. Si elle s'inquiétait de savoir si mon appétit serait comblé, elle n'avait pas de quoi s'en faire.

« Délichieux. »

Je ne savais même pas si elle avait compris le mot difforme qui venait de sortir de ma bouche, mais rien ne comptait d'autre que les morceaux de pizza qui descendaient à toute vitesse dans ma gorge. Je mourrais de faim, et je crois que cela se voyait parfaitement dans mon comportement. Quelque minutes plus tard j'avais déjà pratiquement terminé la moitié de ma pizza, mais je fis une petite pause pour me tourner vers Luna. Après, tout, elle comptait certainement sur moi pour ne pas la laisser me regarder manger aussi élégamment. Je levais dangereusement ma fourchette en l'air, un sourire aux lèvres.

« Tu sais, ça fait longtemps que je n'ai pas mangé de pizza. Je crois que le jour où je mourrais, ce sera la chose qui me manquera le plus. Pour celle là, je pourrais même remercier son créateur, extraordinaire non ? »

Un petit rire s'échappa de mes lèvres alors qu'elle était certainement inconsciente de l'ironie de mes paroles. J'étais certain que le fait de savoir que le mec à qui elle avait apporté une pizza était mort puis avait miraculeusement ressuscité la pousserait à me regarder autrement. Je pointais alors la fourchette sur elle avant de la regarder d'un air curieux.

« Dis-moi, quelle sera la chose qui te manquera le plus quand tu seras morte ? »

C'était étrange et satisfaisant de parler de la mort alors que je savais pertinemment que si je restais prudent et rusé, je risquais de vivre encore pendant de longs siècles. D'où l'avantage d'être un vampire mêlé d'un sorcier. Je la dévisageais, me demandant inconsciemment si elle avait conscience du surnaturel qui se cachait derrière chaque coin de rue anormalement banal de cette petite ville de Virginie ? J'aurais tendance à croire que non, mais chaque personne qui parcourait les rues de Mystic Falls avait des secrets enfouis, et j'étais certain que Luna en avait également. Fidèle à mes habitudes, je décidais de lui demander directement.

« Est-ce que tu crois au surnaturel ? »

 

Je rigolais intérieurement lorsque je la vis s'étrangler à ma question. Voir un mec dévorer une pizza à tout allure juste avant de poser une question complètement à côté de la plaque devait être assez troublant - un face à face avec moi-même, voilà qui aurait pu être des plus intéressants - Sa réponse me fit sourire, étant d'une naïveté et d'un romantique dégoulinant. N'étant pas particulièrement porté sur ce genre de niaiseries, et connu pour n'aimer que moi-même je haussais les épaules, quelque peu déçu par la banalité de sa réponse. Je la regardais en secouant la tête.

« Luna, tu es d'une naïveté impressionnante. Tu sais que cette personne peut aussi bien briser ton pauvre petit cœur ? Enfin, ce n'est pas comme si j'étais spécialiste dans ce domaine. Cela dit, tu ferais mieux de regretter quelque chose de moins bancal qu'une personne. »

Le briseur de rêves est de retour. Cela dit, c'était une vérité sûre ; j'étais le mieux placé pour le dire. On ne peut compter sur personne, puisque tout est en perpétuel changement et que les sentiments s'étiolent avec le temps pour ne laisser plus qu'un vide glacial qui entraîne vers une déchéance certaine. L'humanité est pourrie jusqu'à la moelle, sans chance de rédemption. Tous plongés dans le vice et dans les péchés. Il n'y a pas d'exception, il n'y en aura jamais. Le monde n'est pas aussi rose qu'elle semble le croire. Il est même plutôt terne, couleur rouille. Enfin, sauf pour ceux qui, comme moi, le repeignent d'une soyeuse couleur écarlate. Je terminais le dernier bout de ma pizza avant de la regarder avec un sourire faussement désabusé.

« Et si tu crois que le pauvre type que tu côtoies va rester avec toi jusqu'à ce que vous ne soyez que deux vieux décrépis, t'es mal partie. On nait seul, et on crève seul. C'est la vie. »

Ok, je dois avouer que je m'étais sentis l'âme philosophique pendant quoi, cinq secondes. Cependant, je ne me leurrais pas ; Luna était bien trop du genre princesse dans un conte de fées pour donner de l'importance à mes paroles cyniques. C'est sans doute pourquoi je dérivais vers un autre sujet. J'étais passé à LA question la plus intéressante et, à la vue de sa réaction - et encore plus de sa réponse - j'avais eu raison de la poser. Ainsi, elle y croyait. Allons donc, il devait y avoir quoi, les trois quarts de ce bar qui se seraient bruyamment esclaffés en entendant ma question. Mais non, elle, elle me répondait sérieusement.

« Surprenant. »

Sourire aux lèvres, je la regardais sans broncher, me penchant vers elle pour murmurer sur un ton de confidence.

« Il y a des rumeurs qui courent à Mystic Falls. De mystérieux accidents, des personnes tuées sans d'autres marques qu'une étrange morsure dans le cou ... Vidées de leur sang. Les vampires sont de retour en ville ! »

Je riais à ma dernière phrase, la laissant décider d'elle-même si elle me prendrait au sérieux ou non. Quant à moi, je verrais à sa réaction si elle était bel et bien au courant de ce qui se tramait en ville ou si elle croyait simplement aux fantômes.

Il n'y a pas de doute, Luna et moi étions différents. Nos façons de penser, de vivre étaient opposées, ainsi que nos caractère et pourtant, elle trouvait le moyen de me croire son ami. L'étais-je ? Peut-être à ses yeux de gamine innocente. Pour moi, c'était différent. Disons simplement que je n'avais pas d'amis, que je n'en aurais jamais, que je suis seul et que j'adore ça. Et cela parce que l'amitié naît des sentiments que je ne ressens pas. Sociopathe, insensible, je suis tout ça et je ne m'en plains pas. Je suis pas affaibli par des émotions comme la pitié, l'amour, où l'attachement. Si je devais tuer la blondinette pour sauver ma peau, je le ferais. Même si j'espérais que ce moment ne viendrait pas de si tôt.

« C'est bien pour ça que les sentiments sont une malédiction. Mais rassure-toi, tu ne risques pas de me perdre. Je suis plutôt dans le genre increvable. »

Ce que je venais de dire était une vérité prouvée scientifiquement. Même la mort n'avait pas voulu de moi, c'est pour vous dire. J'arquais un sourcil à ses paroles, surpris. Quoi ? Elle voulait que je rencontre l'amour ? Et puis quoi encore ? Que je me trouve une licorne rose pour aller au Pays des Merveilles ? Sérieusement, on pourrait croire que, de son point de vue, il n'y a que l'amour qui puisse apporter le bonheur. J'étais la preuve vivante de l'exact contraire. J'étais heureux, et cela simplement parce que j'avais tué toute ma famille et que j'avais, une fois de plus, gagné. Où était l'amour dans tout ça ? Pourquoi s'obstiner à croire que l'on doit prendre le risque d'aimer et de souffrir pour simplement une ébauche de bonheur qui finira invariablement dans un océan de larmes salées ? Je n'arrivais pas à comprendre sa façon de penser, tant c'était incompréhensible et stupide à mes yeux.

« Malheureusement, je n'ai pas l'intention de changer. Tu sais, l'amour, c'est surfait. Pourquoi tu payerais le prix d'une chose éphémère juste contre un petit bout de bonheur ? Tu y perds forcément. D'un point de vue logique, l'amour est une arnaque. Personnellement, je trouve mon bonheur dans des choses beaucoup plus matérialistes. Et je ne veux personne d'autre que moi-même à aimer ; au moins je suis certain de ne pas me décevoir. »

Je souriais, jouant avec ma fourchette d'un air amusé. J'étais loin d'être la meilleure personne avec laquelle parler d'amour, étant donné que je ne l'avais jamais connu. Et que j'étais un obstiné invétéré qui persistait à croire ce qu'il voulait, sans prendre en compte l'opinion des autres. Puis elle me demanda soudainement en quoi je trouvais cela surprenante sa croyance dans le fantastique. C'est une blague ? Elle me dit qu'elle croit au surnaturel et je ne devrais pas trouver cela surprenant ? Enfin, si j'étais un mortel comme les autres, je trouverais ça étrange mais là, j'étais tout sauf un mortel ordinaire donc ...

« Eh bien parce que c'est rare de croire à ces trucs là. T'aurais pu ricaner et me dire que c'est n'importe quoi, comme l'auraient fait la majorité des ados attardés qui viennent ici. »

En fait, à Mystic Falls, il devait y avoir beaucoup plus de personnes au courant du surnaturel que je l'imaginais. Après tout, cette charmante ville a un passé plutôt chargé dans le genre. Et tous les membres de l'ordre sont au courant, j'en suis certain. Quand j'avais parlé à Luna des "mystérieuses attaques", je ne m'étais certes pas attendu à cette réponse. Elle parlait des vampires comme si elle les connaissait. Et elle était bel et bien en train de défendre les vampires. Elle, Luna, la pacifiste, défend les monstres qui tuent sans pitié. C'est le monde à l'envers ou bien ? Je ne pus m'empêcher de laisser échapper un rire franc face à cette surprise.

« Wah. Ils devraient t'engager comme porte-parole, tu défendrais bien leurs intérêts. Et non, je ne cherchais pas à te faire peur, et même si c'était le cas, t'as l'air d'être plutôt copine avec ces gens-là donc ... je ne m'y risquerais pas. Tu sais, si certains ne veulent pas être ce qu'ils sont, ils le sont, point barre. Et quoi qu'ils en pensent ou disent, ils finiront invariablement par faire ce qu'ils font tous ; tuer. Et le fait que tu ne remettes pas leur existence en question pourrait presque me faire croire que tu en connais un ... »

Je lui jetais un regard intrigué, parce que c'était la question à laquelle je voulais aboutir depuis le début. Connaissait-elle un vampire ? Sa meilleure amie ? Un membre de sa famille ? Un illustre inconnu ? J'étais presque certain qu'elle en avait déjà vu un de ses yeux, sinon, elle ne les défendrait pas ainsi. Et j'étais tout aussi sûr que celui ou celle qu'elle connaissait était - ou se faisait passer - pour un gentil vampire inoffensif dont la nature était une malédiction du destin. Si triste que j'en aurais les larmes aux yeux.